La lettre de l'Abbé Hyé à Fernand Dheilly

Nous publions pour le centenaire de la Grande Guerre une lettre datée du 16 octobre 1914 de l'abbé HYE, curé d'Hérissart envoyée à Fernand DHEILLY soldat blessé dans la Marne.
Cette lettre révèle bon nombre d'informations :
- la date exacte des troupes allemandes dans le village
- décrit la situation vécue par la population, les lignes de front des combats
- donne des nouvelles sur les soldats mobilisés en ce début de guerre, etc...

Hérissart par Rubempré 

Vendredi 16 octobre 1914 

Mon cher Fernand,

Bravo ! courageux sergent.
Quelle émotion j’ai ressentie en lisant la lettre dans laquelle vous nous donnez des détails si complets sur le combat de Vienne la Ville, sur votre fait d’armes accompli avec tant d’intelligence et de doigté. Remercions le bon dieu de vous avoir conservé en vie. Oui, confiance en lui et que votre guérison soit complète. Vos parents jusqu’à ce jour ont reçu votre dépêche de fin 7 bre (1) puis la lettre dont je parlais plus haut et deux autres qui ont suivi et enfin le 18 octobre votre télégramme. Vous vous plaignez de ne pas recevoir de leurs nouvelles. Ils vous ont écrit à quatre reprises différentes mais tout le monde est comme vous et on se plaint d’un retard dans la distribution des correspondances aux militaires comme aux civils.

Hérissart n’a pas été malmené par les Prusses qui n’ont fait que passer ici le mercredi 9 septembre (semaine de la bataille de la Marne). J’ai eu le triste privilège de loger le capitaine de la compagnie qui est restée ici 24 heures pour se diriger ensuite sur Amiens. C’étaient des réservistes (Landwerk). Personne n’a quitté le pays car l’ennemi a été correct. Passons à autre chose.
Parmi les soldats d’Hérissart, plusieurs sont blessés ou l’on été : Alfred CARTON (2), Avilla (3),  Sosthène DENIS (4) à Etain, Fernand BOUTHORS (5), blessé d’un éclat d’obus. Il y a longtemps qu’il n’y a pas eu de nouvelles de Saturnin VILBERT (6). Serait il prisonnier ? On le pense, ou alors !!!

Nos territoriaux du 14 ième ont du se battre sur Hébuterne. Parmi eux d’Hérissart y aurait il des hommes hors de combat dans cet engagement. Je ne puis vous le dire à l’heure qu’il est. Quelques uns ont été évacués pour rhumatismes. La grande bataille se livre sur notre aile gauche. La ligne de front dans notre région passe dans les environs de Roye, Chaulnes, Bray, Albert, Arras en fléchissant sur Mailly Maillet, Hébuterne, Miraumont, etc…d’Arras sur La Bassée et Lille : cette dernière ville ouverte aux mains des Boches. Albert a été bombardé : toutes les maisons qui environnent la place de l’église sont anéanties ainsi que d’autres maisons sur établissement. L’église a été très peu touchée. Beaucoup de villages dans la Somme comme dans beaucoup de département tel que Lihons, totalement rasés, Auchonvillers très endommagé avec Beaucourt-Hamel (7), Miraumont, etc… Quelles ruines ! Grand Dieu ! Quelle dévastation. Pauvre nation ainsi mutilée dans la partie la plus riche de son sol. Quels ravages de tous côtés !! Et la Belgique ! Il parait que les Boches, si on parvient à les refouler auraient l’intention de retraverser la Belgique pour passer par la Hollande ! Ils veulent à tous prix éviter l’humiliation de l’invasion chez eux. Bref, les Russes vont les visiter.

Eugène GRAUX (8) : jeune soldat classe 1914, 51 ième Infanterie, 27 ième Compagnie, par Lambezellec (Finistère)

Augustin DHEILLY (9) : soldat au 2 ième ligne, 29 ième Compagnie, Section de Dragons à Granville (Manche).

La classe 15 ne tardera pas à passer le conseil de révision. La classe 14 commence à rejoindre les anciens sur la ligne de front. J’en ai rencontré du 20 ième Corps Nancy qui étaient déjà prêts à combattre. Enfin, espérons que nous parviendrons à étrangler ou écraser les Boches.

 

Mercredi 21 octobre

Je continue ma lettre interrompue. Depuis quatre semaines nous entendions le canon gronder sur le front de la ligne Roye, Albert, Arras puis Lille… Depuis 2 jours les coups deviennent rares. D’ailleurs la terrible bataille se poursuit sur le front Arras, Lille et Ypres (Belgique). Elle est acharnée. Dans deux localités des bassins houillers du Pas de Calais : à La Bassée et Ablain St Nazaire, « nous avançons maison par maison » dit le communiqué officiel. C’est vous dire l’extrême acharnement. Lille qui était aux mains des Boches, serait repris par les français, parait il. Enfin, mon cher Fernand c’est une guerre déclarée par des sauvages et qui est terrible, par conséquent. Tas de vandales !!!

Fernand HOUSSÉ (10) vient de m’écrire. Content de son sort, il souhaite le bonjour aux copains et aux bleus (classe 15). Il dit : nos classes à pied sont presque faites ; manoeuvrons avec le mousqueton et bientôt ferons connaissance du sabre. A cheval, ça va très bien, plus de voltige, montons en selle avec étriers car le temps presse. Malheureusement ce sont des chevaux réquisitionnés et fatigués, il faut prendre le bâton pour faire courir un peu. Il rajoute : à cause du manque de chevaux, beaucoup de chasseurs et de dragons sont arrivés par la ligne (11). Fernand est logé dans un séminaire et ils ont salut (12) tous les jours. Bref jusqu’à présent, il n’est pas trop mal partagé.

Voici son adresse : HOUSSÉ Fernand, jeune soldat classe 1914, 1 er régiment Artillerie lourde, 64 ième batterie de dépôt La Roche sur Yon (Vendée).

En écrivant aux jeunes soldats de la classe 1914 ou à ceux de la classe 1915, quand cette dernière sera enregimentée, mentionner toujours : « jeune soldat de la classe 1914 ou 1915 ».

Eugène GRAUX (8) a envoyé un mot à la date du 10. Ils font de l’exercice et du tir. Il ajoute : « on a placé les jeunes soldats ensemble sous les ordres du capitaine de la 26.

Nous devons aussi être classés en élèves caporaux : très bons, bons et mauvais. Je dois être classé dans la catégorie très bons. J’en suis très heureux ». Bref notre ancien sous moniteur va faire son chemin. Et j’espère qu’il ne se montrera pas trop indulgent dans son tir contre les Boches.

Je vous ai dit que les Régiments Territoriaux (13) auxquels appartiennent nos hommes d’Hérissart s’étaient battus. Oui pendant plus de 12 jours, ils ont tenu l’ennemi en respect dans le Pas de Calais, région comprise entre Bienvillers au Bois et Achiet. Et le combat s’est livré terrible dans les deux bois différents. Le général de division MARCOT (14) y a été tué, comme les journaux l’ont annoncé. Ici on est inquiet sur le sort survenu à plusieurs de nos compatriotes : Léonce DHEILLY (15), Joseph DHEILLY tiot père (16) et Amédée CARTON (17), mari de Jeanne DENIS. Puissent ils être prisonniers !!! De tout cœur nous accepterions volontiers cette suprême et dernière hypothèse, seule consolation que l’on peut encore présenter aux familles.

Cher Fernand, je vais vous quitter car le temps presse. Après votre dernier télégramme, vos parents ont essayé par Amiens de vous répondre par télégramme et ont envoyé une lettre. Camille (18) a écrit à sa femme il y a quelques jours. Votre père est allé à Méricourt avant-hier. Quoi vous dire encore. Les semailles se font. On va réquisitionner bientôt encore des chevaux. Les émigrés (19) de Beaumont, Beaucourt-Hamel, Thiepval, Ovilliers la Boisselle, Contalmaison sont encore ici et comptent pouvoir repartir d’ici dimanche.

Allons cher ami, restons unis dans la prière et bon courage. Quand vous nous reviendrez vous nous lire vos notes de soldat au jour le jour ? Votre famille va bien. La mienne vous dit mille choses aimables. De Maxime MAGNY (20) pas de nouvelle. Allons au revoir. Je vous embrasse et vous serre sur mon cœur.

Signé : Hyé

Amédée CARTON (21) et son frère Gaston (22) sont ensemble. Georges CARTON (23) sera dans le Pas de Calais ou le Nord. Eugène DHEILLY (24) est aussi sur le front, mais je ne sais où. Etienne (25) sera encore dans la Marne ou l’Aisne.

Allons au revoir, je vous nomme déjà au moins : sous-moniteur de notre société de gymnastique de Jeanne d’Arc, car il faudrait déjà préparer la classe 1916, sans négliger les suivantes.


Notes : 

(1) Méthode ancienne pour écrire le mois de septembre en utilisant le chiffre 7 ; comme aussi 9 pour novembre, X pour décembre.
(2) Alfred Victor Anatole CARTON né le 18/01/1887, marié le 09/04/1913 à Clémence Marie Obéline MODESTE.  
(3) Avilla Alfred BOUTON né le 14/02/1889, marié le 19/05/1914 à Adélina Marie Angèle JOLY.  
(4) Sosthène DENIS, né le 29/03/1892 marbrier très connu installé à Amiens. A réalisé le monument aux morts du village en 1921.   
(5) Fernand Louis Victor BOUTHORS né le 26/11/1887, tué le 13/09/1914. 
(6) Saturnin Albert VILBERT, né à Hérissart le 21/10/1891, tué le 22/08/1914 à Verton (Belgique). 
(7) Village actuel de Beaumont-Hamel.
(8)Eugène Arcade GRAUX, né le 5/02/1894, marié le 28/09/1921 à Marie Julia Anne Monique CARTON. Avant la guerre c’est l’un des leaders (il est sous-moniteur) de la société de gymnastique Jeanne d’Arc fondée sous les auspices de l’abbé HYÉ; après la Première Guerre mondiale, membre de l’ACJP (Association Catholique de la Jeunesse Picarde), puis de la JAC (Président Fédéral de la Jeunesse Agricole Catholique en 1938).  
(9) Augustin Achille Eugène DHEILLY, né le 2/12/1894, marié le 14/02/1920 à Marie Angèle Olga VILBERT, l’un des 4 frères mobilisés de Fernand DHEILLY.   
(10) Fernand Auguste Benoni HOUSSÉ né le 25/12/1894 est décédé le 20/04/1986 à 92 ans. C’était le dernier poilu d’Hérissart.   
(11) La ligne …de chemin de fer ; expression pour dire voyager par le train.
(12) Salut : office religieux catholique dans l’après midi.
(13) Régiments Territoriaux : Ces régiments accueillaient tous les mobilisables ayant déjà effectué leur service militaire, ou y ayant échappé pour une raison ou une autre : exemptés, réformés, sursitaires, omis, etc. Les vieux de la territoriale, pères de famille, grands-pères peut-être, quittent les douceurs du foyer, pour aller, eux aussi, sur le théâtre d’opérations.
(14) Général MARCOT : le 4 octobre 1914, à la tête de la 81e division territoriale, il est tué à l'ennemi à  Essarts-les Bucquoy, après avoir réussi à contenir l'assaut durant plusieurs jours.
(15) Léonce Zéphir Constantin DHEILLY né le 06/04/1877, marié le 14/12/1904 à Albertine Valentine Aimée JOLY.    Son père charpentier, prénom Léonce…et lui aussi !!!!   
(16) Joseph Laurent Nathalis DHEILLY, né le 10/08/1869.  
(17) Léon Amédée Benjamin Marie Joseph CARTON, né le 10/03/1879, marié le 18/02/1909 à Marie Isauria Jeanne Adèle DENIS. Tué le 10/10/1914.      
(18) Lézin Camille Laurent Zénobe DHEILLY autre frère de Fernand DHEILLY, mobilisé, né le 31/10/1888 marié le 24/05/1913 et demeurant à Méricourt l’Abbé. Seule son épouse Georgette doit s’occuper de la ferme… Mort le 6/10/1918.   
(19) Les émigrés sont les habitants des villages dévastés du front qui ont émigrés dans les villages à l’arrière de cette ligne des combats. Hérissart va accueillir plusieurs familles pendant la durée du conflit.
(20) Maxime MAGNY ; pas d’information mais probablement un membre de la famille de l’abbé HYÉ.
(21) Amédée Anatole CARTON (frère de Gaston, voir plus bas), né le 13/12/1890, marié le 17/01/1920 à Claire Anasthasie Obéline Georgette CAILLEUX.   
(22) Gaston Pierre CARTON (frère d’Amédée voir plus haut), né le 25/12/1891, marié le 2/10/1918 à Berthe Marie Octavie CAILLEUX.    
(23) Armand Charles Georges CARTON, né le 17/05/1889, marié le 20/07/1920 à Suzanne Marie ACHER.  
(24) Eugène Marie Joseph DHEILLY né le 12/01/1888, marié le 1/10/1913 à Aurée Marie Angèle VILBERT. Tué le 10/11/1914.     
(25) Etienne Zéphir Florentin CARTON né le 17/08/1893 au 29 ième Artillerie 7 ième Batterie à Laon.  Tué le 15/07/1915.


Photographie de l'abbé Hyé en 1910



















Fernand DHEILLY est né le 16/06/1891, troisième enfant d’une famille de dix. 

Il fait son service militaire au 51 ième Régiment d’Infanterie de 1911 à 1913 et termine avec le grade de Sergent.

Pendant la Grande Guerre, il est affecté à la Première Compagnie de mitrailleuse du 561 ième Régiment d’Infanterie.

Le 26/09/1914 il est blessé par balles aux combats du bois de la Gruerie dans la Marne. Après avoir été soigné, il est à nouveau blessé plus gravement en 1917.

En 1918, il est nommé lieutenant d’Infanterie. Chevalier de la Légion d’Honneur.

Marié le 28/06/1919 avec Gabrielle Catherine Léonardine Marie VAQUEZ.

























Carte de circulation de 1918

L’abbé Jules Joseph HYE est né à Contalmaison le 21 septembre 1868.

Nommé à Hérissart en 1905, il y est installé officiellement le 5 mars.

Sa sœur Marthe et sa mère Palmyre résident avec lui au presbytère.

Durant la période noire de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, il est donc en fonction à Hérissart  : L’inventaire des biens de l’Eglise va devoir être reporté face à une manifestation des plus hostiles de la population…

Il anime le Cercle des jeunes catholiques de 14 à 20 ans, et créée la Société de gymnastique « la Jeanne d’Arc » début 1913 rassemblant les jeunes garçons du village (voir les témoignages dans Flash Informations N° 6). Après donations des habitants et travaux, il inaugure la salle de réunions et spectacles « Le Foyer Populaire St Martin » en 1913, à la veille de la Première Guerre. Il accompagnera ses paroissiens pendant les 4 années de conflit meurtrier.

En 1919 il est nommé curé de Nouvion en Ponthieu et y décède le 12 décembre 1943.


Groupe de communiants et communiantes devant l'église Saint-Martin d'Hérissart en compagnie de l'abbé Hyé en 1910

Abbé HYE en 1910 avec sa sœur Marthe et sa mère Palmyre

L'abbé Hyé en 1938-1939